Avez-vous déjà testé une burrata avec des fraises bien mûres ? Saviez-vous que la grenade offre le sucre et l’acidité qui permet de révéler la singularité des asperges sans en masquer le goût ? Pour cette news, j’ai eu envie de célébrer les fruits qu’on trouve en ce moment sur les étals du marché (en plus, c’est vraiment la bonne semaine). De vous proposer de les servir en salé plutôt qu’en sucré. Depuis quelques années, c’est presque uniquement comme ça que je cuisine.
Je suis tombée amoureuse d’un kiwi du Tarn depuis qu’il a été servi dans une assiette avec la chair ferme d’un bar de ligne, accompagnée de quelques gouttes d’une huile d’un vert sombre à l’ail des ours. Les cerises qui ne vont pas tarder et que j’attends avec impatience vont bientôt rencontrer les premières tomates dans une même assiette, le tout accompagné du crémeux lacté d’une stracciatella et de quelques brins de Calamintha grandiflora de ma jardinière qui ont survécu à l’hiver.
Pour retrouver le carnet de recettes réservé aux abonnés payants de ma newsletter, rdv tout en bas ou inscrivez-vous ici
Interview de Minou Sabahi, cheffe franco-iranienne à Marseille
Je n’ai pas choisi Minou par hasard pour cette interview. Il y a deux ans, elle est arrivée à mon labo avec une partie du déjeuner. Trois poignées de cerises noires, une botte fraiche d’estragon, des asperges blanches. Elle a sélectionné trois pots qui trônaient sur mon étagère à épices, dont ma pâte de citron fermentée. Elle a ajouté quelques pétales du jardin, assaisonné le tout comme il faut, et je n’ai jamais oublié ce déjeuner.
Pour sa simplicité, sa sincérité et parce que ce jour-là m’est apparu comme une évidence que bien nourrir l’autre nécessite finalement d’avoir très peu d’égo pour savoir épurer au maximum les gestes afin de révéler les goûts.
Depuis, je cuisine les fruits quasiment uniquement en salé pour leur rendre hommage. Je pars à chaque fois de la même base :
Un fruit cru + un poisson cru ou un laitage + une plante aromatique ou sauvage + sel, poivre + huile.
Minou Sabahi a contribué à plusieurs projets à succès à Paris avant de s’installer dans le Sud. Depuis quelques années maintenant, sa cuisine régale ses fidèles clients. e.s marseillais e.s dans des établissements tels que Camas Sutra, Regain, Provisions, Atelier Renata. En ce moment, elle avance sur un projet de livre autour de la cuisine iranienne, un travail très personnel, intime, pour transmettre une mémoire vivante, sensible, généreuse. Elle accompagne en parallèle l’ouverture d’un café, une petite cantine saine et créative, qui mêlera cuisine du quotidien, végétal vivant et hospitalité douce. Ouverture prévue fin juin !
Bonjour minou, Tu reviens, il y a quelques mois, d’un voyage en Iran, ton pays d’origine. Quelles régions as-tu visitées ? Comment s’est passé ton voyage ? Qu’est-ce qui t’a particulièrement inspiré là-bas et que tu as envie de ramener ici, et qu’est-ce que ça a permis de réaffirmer et d’affiner dans ta façon de cuisiner ?
Je suis partie en Iran en janvier, après cinq années d’absence. C’était un retour chargé d’émotions. J’avais quelques appréhensions, c’est vrai — après tout ce temps, et avec les actualités lourdes qui ont secoué le pays, j’avais peur de ne plus retrouver l’âme de mon pays.
Mais, une fois là-bas, j’ai retrouvé cette lumière, ce feu discret mais tenace. J’ai passé beaucoup de temps à Téhéran, bien sûr, pour retrouver mes repères, ma famille, l’ancrage. Puis je suis partie dans le Nord, vers Rasht, une ville que je rêvais de visiter depuis longtemps, comme un pèlerinage culinaire. Rasht, c’est un monde à part — simultanément généreux, verdoyant, profondément enraciné dans la terre et les traditions.
Sa géographie est d’une richesse rare : entre la mer Caspienne et les montagnes d’Alborz, elle baigne dans une humidité qui donne à la végétation une exubérance presque tropicale. Tout est vert, dense, humide, vivant. Les rizières à perte de vue, les forêts épaisses, les brumes du matin… C’est un autre Iran, profondément rural, mais intensément raffiné dans son rapport à la nature et à la nourriture.
Les marchés de Rasht sont une célébration à eux seuls. Des étals débordants d’herbes fraîches — coriandre, menthe, shivid, tareh — des poissons encore frétillants, du caviar local, des champignons des bois, des noix, des grenades ouvertes comme des bijoux. Et surtout, cette diversité d’aulx et de sauces : les plats mijotés longuement dans des marmites en terre, des khoreshts noirs au goût fumé, les marinades à base de pâte de grenade, de noix pilées, d’ail noir fermenté…
Ce voyage m’a profondément inspirée. Il m’a reconnectée à une cuisine intuitive, sensorielle, guidée par les saisons, la terre, l’eau. J’ai ramené avec moi l’envie de ralentir, de respecter le temps d’un plat, de revenir à des gestes simples mais chargés de sens. Rasht m’a rappelé que la cuisine, c’est avant tout un acte d’amour enraciné dans une géographie, une histoire, un peuple.
Ce que je veux ramener ici, c’est cette humilité face au produit, ce soin porté aux choses modestes. L’ail confit, la pâte de noix, le riz fumé au pain lavash. Cette manière qu’ont les femmes là-bas de cuisiner ensemble, de se transmettre les secrets sans jamais les nommer, juste par le geste. Ça a affiné mon regard, ça a recentré ma cuisine sur l’essentiel : nourrir, relier, honorer.
Quelle est la place du végétal par rapport à la cuisine traditionnelle française dans ta cuisine ? Comment allies-tu gourmandise, générosité et digestibilité ?
Pour ma part, cuisiner le végétal à la manière française, c’est d’abord savoir quand cuire un légume… Surtout, quand ne pas le cuire. C’est une question d’écoute. J’aime qu’il garde sa fraîcheur, sa verdeur, son croquant. Le sublimer sans le déguiser.
Ce que m’a appris la cuisine française, c’est la justesse des cuissons, le respect du produit. Savoir attendrir sans écraser. Blanchir sans bouillir, suer, cuire à la vapeur, mariner au sel… Des techniques qui ne masquent rien, qui révèlent. Puis, un assaisonnement pur : une belle acidité, une matière grasse fruitée, un peu de sel. Pas besoin de plus.
Je construis ainsi une cuisine végétale simultanément gourmande, généreuse et digeste. Parce que quand le légume est respecté, dans sa texture comme dans sa nature, il se suffit à lui-même.
As-tu toujours eu cette sensibilité pour le végétal ou dirais-tu que la cuisine familiale a sensibilisé ton palais ?
Oui, je crois que cette sensibilité au végétal est là depuis toujours. Elle vient de très loin, de l’enfance, du tout début. J’ai fait mes premiers pas dans un jardin, entourée d’arbres fruitiers, d’herbes, de fleurs, de senteurs. En Iran, on fait tout goûter aux bébés — même très tôt. J’ai appris que ma mère me faisait déjà découvrir des choses dès mes premières semaines de vie. Je sais que ce n’est pas ce qu’on recommande aujourd’hui, mais quelque part, je me dis que ça a peut-être aiguisé mon palais dès le départ. Comme si une bibliothèque des saveurs s’était formée très tôt, profondément.
Les saveurs sont des émotions. Le goût, une mémoire. Tout est lié à un sentiment de familiarité. À nos premiers contacts avec la vie, avec la nature. C’est pour ça que, pour ma part, le végétal n’est pas un choix — c’est un réflexe. C’est intégré, c’est là, dans mon corps, dans ma manière de ressentir, de cuisiner, de vivre. Je n’ai même pas besoin d’y penser.
Mon corps le réclame, instinctivement. Comme un bébé réclame le sein de sa mère. C’est ce lien-là, brut, primaire, nourricier.
Tu as aussi travaillé au Japon et tu vis aujourd’hui à Marseille. Comment ta cuisine d’aujourd’hui raconte les différents chapitres de ta vie ? Quels sont tes aromates préférés du moment et comment les cuisines-tu ?
Le Japon a été une étape déterminante dans la construction de ma sensibilité culinaire. J’avais un vrai fantasme pour ce pays, depuis l’enfance. Trois de mes oncles y ont vécu pendant dix ans, alors que j’étais encore à Téhéran, toute petite. Ils envoyaient des colis remplis de trésors — peluches, crayons de couleurs étranges et magnifiques — et surtout des récits : leurs itinéraires de gourmets solitaires, leurs découvertes. Ces histoires ont nourri mon imaginaire comme des contes. Il fallait que j’y aille un jour, pour percer ce mystère.
Quand j’y ai travaillé, je n’ai pas été déçue. J’y ai découvert une finesse dans l’assaisonnement, un art de la fermentation, du poisson cru, du bois de cerisier fumé… Cette capacité à sublimer un aliment dit “fade” par une simple goutte de la meilleure sauce soja artisanale. Là-bas aussi, l’industrialisation a fait des ravages, mais une nouvelle génération se bat pour préserver l’âme de ce patrimoine vivant. Le Japon a ajouté une nouvelle palette à ma mallette de cuisinière : des gestes, des silences, une profondeur dans le rapport au goût que je garde précieusement.
Aujourd’hui, je vis à Marseille. J’y trouve une autre forme de richesse : bouillonnante, plurielle, vibrante. Je me nourris de tout ce que la ville m’offre — les épices du Maghreb, les herbes arméniennes, les produits des maraîchers autour de la ville, les épiceries roumaines, la cueillette sauvage dans les Calanques… Il y a une énergie ici qui m’électrise. Une générosité du vivant, presque vertigineuse. Ce n’est pas un hasard si je suis ici : c’est un rendez-vous.
Le printemps, c’est la folie des produits sur les étals des marchés ; j’imagine qu’à Marseille, c’est pareil. Qu’est-ce que tu aimes cuisiner en ce moment ?
En ce moment, c’est le printemps, et les marchés débordent. Je peine à me retenir. Je cuisine beaucoup les amandes en lait, les fèves, les petits pois, les artichauts violets, des herbes fraîches toujours à portée de main — la coriandre, l’estragon, la menthe, le fenouil sauvage, la criste marine que je cueille parfois en bord de mer. J’adore marier une herbe avec un fruit ou un gras végétal pour créer des tensions douces. Le végétal me parle à chaque saison, mais au printemps, il explose. Alors, je m’y engouffre.
salicorne, persil, cassis, amandes et miso
La recette de la newsletter d’aujourd’hui est une recette largement inspirée d’un plat que tu as cuisiné un jour de printemps, les asperges blanches, cerises noires et estragon. Quelle place ont les fruits en version salée dans ta cuisine ? Comment les agrémentes-tu ?
Les fruits dans les plats salés, surtout associés aux légumes, c’est sans doute l’un de mes accords préférés. Ils apportent ce qu’on cherche souvent instinctivement dans un plat : du juteux, du sucre naturel, une belle acidité — tout ce qui fait vibrer les saveurs. Puis, il y a la couleur. Une cerise noire à côté d’une asperge blanche et des pétales d’estragon, c’est déjà un tableau. On mange aussi avec les yeux.
C’est un accord que je trouve en même temps naturel et précieux. En Iran, c’est très courant : on cuisine avec des fruits secs réhydratés, des fruits frais, du fruit en mélasse. Dans un fesenjan, par exemple, le jus de grenade et la noix créent une sauce sombre, aigre-douce, profonde. Le khoreshte beh, mijoté de coings et de viande, joue sur des notes chaudes, automnales. Il y a aussi les prunes acides, qu’on utilise dans des ragoûts à l’épinard notamment, ou les cerises aigres avec du riz et des amandes.
Dans ma cuisine aujourd’hui, j’aime faire entrer ces accords de manière plus libre. Une pêche avec du fenouil cru, des fraises et des œufs de truite, ou encore des figues avec de l’aubergine et du shiso et une anchoïade. Je cherche ce point d’équilibre entre le végétal, le fruit, l’assaisonnement juste.
C’est un langage que je comprends intuitivement, parce que je l’ai toujours vu faire, senti, goûté. Le fruit en salé pour moi, c’est une évidence.
Tomates, nectarines, yaourt de brebis et mélisse, mon trio préféré à retrouver dans le carnet de recettes.
Dans ce carnet de recettes, vous retrouverez les recettes suivantes :
Asperges cerises estragon / Bonite, grenade, shiso pourpre / Ricotta, fraises, ornithogales, myrtilles et origan séché / Okroshka de groseilles, tomates, verveine / Salicorne, persil, cassis, amandes / Tomates, nectarines, mélisse / pêches, kimchi, concombre, pourpier / Burrata, mûres lactorfermentées.